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Molly Davis recula jusqu’au milieu de la route pour mieux juger de l’effet du panonceau fraîchement peint qu’elle venait d’accrocher à la grille.
MoNKSwell Manor
PenSioN dE famille
Elle eut un hochement de tête approbateur. Ça vous avait un petit air… ça vous avait vraiment un petit air professionnel. On aurait presque pu jurer que c’était l’œuvre d’un homme de l’art. Oh ! bien sûr, les lettres dansaient un tantinet. La fin de Manor était un peu tassée, et le N de pension semblait vouloir s’envoler, mais, l’un dans l’autre, Giles avait réussi là un chef-d’œuvre. C’était vraiment un as, Giles. Il y avait tant et tant de choses qu’il était capable de faire. Avec son mari, elle allait de découverte en découverte. Il parlait si peu de lui-même que c’était seulement par petites doses que Molly était à même de mesurer l’infinie variété de ses talents. Mais ne dit-on pas communément qu’il n’y a rien de tel qu’épouser un ancien marin si on souhaite un mari qui bricole ?
Ce qu’il y a de sûr, c’est que tous les talents de Giles ne seraient pas de trop dans leur nouvelle entreprise. Car personne n’aurait pu se vanter d’être plus novice qu’eux dans l’art et la manière de tenir une pension de famille. L’expérience n’en serait pas moins rigolote comme tout. Et puis ça résoudrait le problème de la maison.
L’idée, c’était Molly qui l’avait eue. À la mort de tante Katherine, quand le notaire lui avait écrit pour lui signifier que sa bien-aimée tantine lui léguait Monkswell Manor, la réaction instinctive du jeune couple avait été de le vendre. Giles lui avait demandé : « À quoi ça ressemble ? » Et Molly lui avait répondu : « Bah ! c’est une grande baraque centenaire, pleine de coins et de recoins, bourrée d’un ignoble mobilier victorien démodé. Le jardin était assez chouette, mais comme il n’est plus resté qu’un seul jardinier depuis la guerre, c’est devenu la forêt vierge. »
Si bien qu’ils avaient décidé de mettre la maison en vente, quitte à ne garder que le minimum de mobilier, histoire de pouvoir emménager sans frais dans la fermette ou l’appartement qu’ils s’achèteraient en échange.
Mais deux difficultés avaient aussitôt surgi. Primo, fermettes et appartements étaient introuvables ; secundo, les meubles étaient énormes.
— Si je comprends bien, en conclut Molly, il va nous falloir vendre le tout. C’est vendable, j’imagine ?
Le notaire lui assura que, par les temps qui couraient, n’importe quoi trouvait preneur.
— Selon toute probabilité, ajouta-t-il, l’acquéreur voudra en faire un hôtel ou une pension de famille, auquel cas il pourrait souhaiter l’acheter meublée de fond en comble. Heureusement, la bâtisse est en très bon état. Feu miss Emory l’avait entièrement rénovée juste avant la guerre, et les dégradations n’ont été que minimes. Oh ! oui, c’est une affaire très saine.
Et c’était à ce moment-là que Molly avait eu son idée.
— Giles, s’était-elle exclamée, pourquoi est-ce que nous n’en ferions pas une pension de famille nous-mêmes ?
Son mari avait commencé par lui rire au nez. Mais Molly n’avait pas abandonné la partie pour autant :
— Nous n’aurions pas besoin de prendre des tas de clients… pas pour démarrer, en tout cas. C’est une maison facile à tenir… il y a l’eau chaude et froide dans toutes les chambres, le chauffage central et une cuisinière à gaz. Et qu’est-ce qui nous empêcherait d’avoir par-dessus le marché des poules et des canards, de produire nos œufs frais et de faire nos légumes ?
— Et qui est-ce qui abattrait tout le boulot ? Trouver des domestiques, ce n’est pas la croix et la bannière ?
— D’accord, il faudrait qu’on s’y colle tous les deux. Mais où que nous nous installions, ce sera du pareil au même. Quelques personnes de plus ou de moins ne changent pas radicalement les données du problème. Et ce serait bien le diable si nous n’arrivions pas à dénicher une femme de ménage pour venir nous donner un coup de main une fois l’affaire en train. Rends-toi compte qu’avec un minimum de cinq pensionnaires à sept guinées par semaine et par tête…
Et Molly d’entrer de plain-pied dans le royaume enchanté de Perrette et de son pot au lait.
— Encore faut-il prendre en compte, Giles, mon chéri, conclut-elle, que nous serions en plus chez nous. Dans nos meubles et nos affaires. Alors qu’au vu de la situation, il pourrait bien s’écouler des années avant qu’on ne se trouve un toit.
Ça, Giles devait bien convenir que c’était exact. Et ils avaient passé si peu de temps ensemble depuis leur mariage précipité qu’ils aspiraient tous deux aux délices du foyer.
Aussi le grand dessein fut-il mis sur ses rails. Des annonces furent insérées dans la feuille de chou locale ainsi que dans le Times. Et des candidatures leur parvinrent.
Et maintenant, aujourd’hui même, leur premier client était attendu.
Giles était parti de bonne heure au volant de la voiture pour essayer d’acheter aux surplus de l’armée un lot de grillage mis en vente à l’autre bout du comté. Molly, quant à elle, avait invoqué l’urgence de se rendre à pied au village pour y effectuer d’ultimes achats.
Le seul point noir, c’était le temps. Depuis deux jours, il gelait à pierre fendre et voilà maintenant qu’il se mettait à neiger. Molly, qui remontait l’allée à la hâte, en reçut les premiers flocons épais, duveteux, sur les épaules de son imperméable et dans ses cheveux bouclés. Les prévisions météorologiques avaient été pessimistes à l’extrême. Et d’importantes chutes de neige étaient annoncées.
Elle fit des vœux pour que la tuyauterie ne gèle pas. Ce serait trop moche si tout foirait au moment précis où ils se préparaient à essuyer les plâtres. Elle regarda sa montre. L’heure du thé était déjà loin. Est-ce que Giles ne serait pas déjà rentré ? Est-ce qu’il ne serait pas en train de se demander où elle avait bien pu passer ?
« Il a fallu que je retourne au village pour des trucs que j’avais oubliés », dirait-elle dans ce cas-là. Et il lui demanderait en riant : « Encore et toujours des boîtes de conserve ? »
Les boîtes de conserve étaient leur meilleur sujet de plaisanterie et leur sujet de prédilection tout court. Ils étaient perpétuellement à l’affût de toutes les conserves qui pouvaient leur tomber sous la main. Et le garde-manger, désormais abondamment fourni, semblait devoir les mettre à l’abri de la faim en cas de situation critique.
Hélas, se dit Molly en regardant le ciel, pour ce qui est de situation critique, on ne devrait pas tarder à y être jusqu’au cou !
La maison était vide. Giles n’était pas encore de retour. Molly alla d’abord dans la cuisine, puis monta au premier inspecter les chambres récemment préparées. Mrs Boyle dans la chambre Sud, avec mobilier d’acajou et lit à colonnes. Le major Metcalf dans la chambre bleue meublée de chêne. Mr Wren dans la chambre Est avec sa grande baie vitrée. Toutes ces pièces avaient fort bonne allure… et quelle bénédiction que tante Katherine ait possédé un tel stock d’aussi beau linge de maison ! Molly tapota un couvre-pieds et redescendit au rez-de-chaussée. Il faisait presque nuit. La maison lui parut soudain terriblement vide et silencieuse. C’était une bâtisse isolée, à trois kilomètres du premier village, à trois kilomètres de tout, comme elle disait toujours.
Il lui était souvent arrivé d’être seule dans la maison… mais jamais encore elle n’avait eu aussi fortement conscience de son total isolement.
Les flocons de neige venaient s’écraser sur les vitres. Ça faisait une sorte de chuintement ouaté, un truc à vous mettre mal à l’aise. Et si Giles ne pouvait pas rentrer ?… Si la neige devenait tellement épaisse que la voiture resterait en carafe ?… Si elle était obligée de rester toute seule ici… d’y rester, qui sait, pendant des jours et des jours ?
Son regard fit le tour de la cuisine… une grande cuisine confortable qui semblait requérir la présence d’une cuisinière aux appétissantes rondeurs, laquelle, trônant au haut bout de la table de service, eût mastiqué des biscuits dans un mouvement rythmique des mâchoires tout en buvant des litres de thé noir… elle aurait été flanquée à sa droite d’une femme de charge d’un certain âge, grande et sèche, et à sa gauche d’une petite femme de chambre rose et boulotte – cependant qu’à l’écart, la fille de cuisine aurait considéré ces créatures d’essence supérieure avec un respect craintif. Mais au lieu de tout ce monde, il n’y avait qu’elle, rien qu’elle, Molly Davis, en train de jouer un rôle dans lequel il ne lui paraissait pas encore vraiment naturel de se couler. D’ailleurs, là, à la minute, tout ce qui faisait sa vie lui paraissait d’une totale irréalité… jusqu’à Giles qui lui paraissait irréel, qu’elle ne parvenait plus à cerner. Elle jouait un rôle… elle ne faisait rien que jouer un rôle.
Une ombre passa devant la fenêtre, et elle fit un bond… un inconnu approchait au beau milieu de la tempête de neige. Elle entendit grincer la porte de service. L’inconnu se dressait maintenant sur le seuil, fort occupé à se secouer pour se débarrasser de la neige, un inconnu qui pénétrait maintenant dans la maison déserte…
Et puis, soudain, l’illusion se dissipa.
— Oh, Giles ! s’écria-t-elle. Je suis tellement contente que tu sois rentré !
— Salut, mon cœur ! Quel temps pourri ! Bon sang, je suis frigorifié !
Il se mit à battre la semelle et à souffler dans ses mains.
D’un geste d’automate, Molly ramassa le pardessus que, selon son immuable habitude, Giles avait jeté sur le coffre de chêne. Elle le suspendit à un cintre tout en extirpant des poches gonflées à craquer un cache-nez, un journal, une pelote de ficelle et le courrier du matin qu’il y avait fourrés pêle-mêle. Passant dans la cuisine, elle déposa le tout sur le buffet et mit la bouilloire sur le gaz.
— Tu as déniché ton grillage ? lui demanda-t-elle. Ça t’a pris une éternité.
— Ce n’était pas la bonne largeur de maille. Ça n’aurait pas collé pour ce qu’on voulait en faire. Je suis allé jusqu’à un autre dépôt, mais ça ne m’a pas plus avancé. Personne ne s’est encore pointé, j’imagine ?
— Mrs Boyle n’arrive pas avant demain matin, de toute façon.
— Le major Metcalf et Mr Wren devaient être ici ce soir.
— Le major Metcalf nous a envoyé une carte pour nous dire qu’il ne serait ici que demain.
— Ce qui fait que nous n’aurons que Mr Wren à dîner. Comment est-ce que tu le vois ? Pour moi, il doit avoir le genre fonctionnaire en retraite bien sous tous rapports.
— Non, je pencherais plutôt pour un artiste.
— Si c’est le cas, dit Giles, on ne fera pas mal de lui réclamer sa semaine d’avance.
— Mais non, Giles, les gens arrivent avec leurs bagages. S’ils ne payent pas, on fait main basse sur les valises.
— Oui, mais imagine que leurs valises ne contiennent que des pavés enveloppés dans du papier journal ? Le chiendent, Molly, c’est que nous n’avons pas la moindre idée de ce à quoi on peut s’attendre dans ce type d’entreprise. J’espère qu’ils ne vont pas se rendre compte que nous ne sommes que des bleus dans le métier.
— Mrs Boyle s’en apercevra au premier coup d’œil, le prévint Molly. Je vois d’ici le genre.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne l’as pas encore vue !
Molly lui tourna le dos. Elle étala un journal sur la table, sortit un vieux trognon de fromage et entreprit de le râper.
— C’est quoi, ça ? s’inquiéta son mari.
— Ça va être une version toute personnelle de la fondue galloise, le renseigna Molly. Welsh rarebit à la Molly Davis : purée de pommes de terre, chapelure et un mini-mini petit rien de fromage pour justifier l’appellation.
— J’ai épousé un cordon-bleu ! s’émerveilla le mari extatique.
— Ça, je me le demande. Je ne suis pas fichue de faire deux choses à la fois. C’est un problème de coordination. Le comble de l’horreur, c’est le petit déjeuner.
— Pourquoi ça ?
— Parce que tout est sur le feu en même temps : œufs au bacon, lait bouillant, café et toasts ! Le lait déborde, ou alors ce sont les toasts qui crament, le bacon qui se dessèche ou les œufs qui se transforment en caoutchouc ! Pour surveiller tout ça, il faudrait posséder à la fois la méfiance d’une chatte échaudée et l’attention tatillonne d’une poule qui a couvé des canards et qui veut à tout prix les empêcher de se précipiter dans la mare !
— Demain matin, je me faufilerai sur la pointe des pieds jusqu’ici pour te voir dans ton numéro de poule échaudée et de chatte qui a couvé des canards !
— La bouilloire commence à chanter, dit Molly. On emporte le plateau dans la bibliothèque, histoire d’écouter la radio ? Ça va être l’heure des informations.
— Comme j’ai l’impression qu’on va passer les trois quarts de notre temps à la cuisine, on ne ferait pas mal d’avoir un poste de radio ici aussi.
— Ce n’est pas faux, ça. C’est fou ce que c’est agréable, une cuisine. Celle-ci, j’en raffole. Je trouve que c’est, et de loin, la pièce la plus agréable de la maison. J’adore ce vaisselier avec cette ribambelle de plats et d’assiettes, et je me gorge du sentiment de faste absolu que vous procure ce gigantesque fourneau à charbon… tout en bénissant naturellement le ciel de n’avoir pas à m’en servir.
— J’imagine que la ration de combustible de l’année y passerait dans la journée.
— Ça, il y a toutes les chances. Mais pense aux quartiers de viande qu’on a dû y rôtir… Des aloyaux entiers, des selles de mouton… Pense aux énormes bassines à confiture en cuivre débordantes de marmelade de fraises maison qu’on a dû y mettre à mijoter avec des kilos et des kilos de sucre… Comme il devait faire bon vivre à l’époque victorienne ! Quel confort ! Regarde le mobilier du premier étage, costaud, lourdaud et peut-être un peu trop orné, ça, d’accord… mais, oh, seigneur ! ce qu’on est divinement bien dedans… Et puis cette place en veux-tu en voilà pour le déluge de linge de maison qu’on possédait en ce temps-là, et ces tiroirs qu’on ouvre et qu’on referme sans problème… Tu te rappelles cet appartement moderne tellement à la pointe du progrès qu’on avait loué ? Où tout était encastré et censé coulisser… seulement rien ne coulissait… ça se coinçait toujours quelque part. Et où les portes étaient à fermeture automatique… à ceci près qu’elles ne le restaient pas, fermées… ou que, quand elles fermaient pour de bon, il n’y avait plus rien à faire pour les rouvrir.
— Oui, c’est ça le pire, avec les gadgets. Si ça ne fonctionne pas au quart de tour, vous êtes cuits.
— Bon, allez, viens… allons les écouter, ces nouvelles.
Les informations consistèrent essentiellement en prévisions apocalyptiques concernant le temps, en considérations sur l’habituelle impasse dans laquelle se trouvait engagée la politique étrangère, en extraits de vertueuses prises de bec au parlement, avant que l’on en arrive à un crime qui venait d’être commis à Londres et plus précisément Culver Street, dans le quartier de Paddington.
— Pouah ! fit Molly en éteignant le poste. Rien que des trucs sinistres ! Pas question de réécouter en plus leurs éternelles exhortations aux économies de combustible. Ils s’attendent à ce qu’on fasse quoi ? Qu’on gèle sur pied ? Je crois que nous n’aurions pas dû essayer d’ouvrir une pension de famille en plein hiver. Nous aurions mieux fait d’attendre le printemps.
Puis, changeant de ton, elle ajouta :
— Je me demande comment était cette femme qui s’est fait assassiner…
— Mrs Lyon ?
— C’est comme ça qu’elle s’appelait ? Comment savoir qui a bien pu la tuer, et pourquoi…
— Peut-être qu’elle cachait un magot sous les lames de son parquet.
— Quand ils disent que la police recherche activement « un individu dont la présence a été remarquée dans les parages à l’heure du crime », est-ce que ça signifie qu’il s’agit de l’assassin ?
— Je pense que c’est la formule consacrée. Une façon courtoise de dire les choses.
Une sonnerie stridente les fit soudain sursauter tous les deux.
— C’est la grand-porte, dit Giles. Entrée de… l’assassin, ajouta-t-il, facétieux.
— Dans une pièce policière, ce serait bien évidemment le cas. Mais, grouille-toi d’aller ouvrir. Ce doit être Mr Wren. Nous allons enfin savoir qui, de toi ou de moi, a vu juste à son sujet.
Mr Wren et une rafale de neige firent irruption ensemble. Tout ce que Molly, depuis le seuil de la bibliothèque, put voir du nouveau venu, fut sa silhouette se découpant sur la chape immaculée qui semblait recouvrir la terre entière.
Pardessus sombre, feutre gris et cache-nez autour du cou. C’est fou, se dit-elle, ce que les hommes peuvent se ressembler sous leur livrée de bipèdes civilisés.
En un tournemain, Giles avait refermé la porte sur les éléments déchaînés. Mr Wren, quant à lui, avait dénoué son cache-nez, lâché sa valise, envoyé promener son chapeau – le tout, semblait-il, d’un seul et même geste et sans cesser de pérorer. Il avait la voix haut perchée, un tantinet geignarde, et la lumière du hall révélait un garçon pourvu d’une tignasse d’un blond roux doré par le soleil et dont les yeux pâles étaient d’une mobilité extrême.
— L’horreur ! L’horreur absolue ! pépiait-il. L’hiver anglais à son paroxysme… Dickens revisité… avec Scrooge… et Tiny Tim… et j’en passe ! Il faudrait être bâti comme un lutteur de foire pour résister à ça. Vous ne trouvez pas ? Et le voyage du Pays de Galles jusqu’ici, je ne vous dis pas. Une épopée. Mais ne seriez-vous pas Mrs Davis ? Vous m’en voyez ravi. Ra-vi.
La main de Molly se trouva happée par une serre quelque peu osseuse :
— Vous ne ressemblez en rien à l’image que je m’étais faite de vous. Je vous imaginais en veuve de général de l’armée des Indes. Réfrigérante et férocement collet monté. En vieille toupie vivant avec ses chats au milieu d’une collection de cuivres de Bénarès. En véritable momie victorienne. Or, je trouve que tout ici est divin, tout simplement di-vin. Avouez que vous cachez quelque part des fleurs de cire sous globe… Et des oiseaux de paradis, peut-être ? Oh ! je vais tout bonnement a-do-rer cet endroit ! Je tremblais, voyez-vous, que ce ne soit très Haute Époque… très, très Demeure Seigneuriale… si j’excepte les cuivres de Bénarès, bien entendu. Au lieu de quoi, c’est l’extase… la vraie, l’indestructible respectabilité telle qu’on l’entendait sous cette bonne vieille Victoria ! Dites-moi, n’auriez-vous pas par hasard un de ces prodigieux buffets… en acajou… en acajou très sombre tirant sur cette divine couleur prune et avec d’énormes fruits sculptés sur les panneaux ?
— En fait, répondit Molly, quelque peu abasourdie par ce torrent verbal, nous en avons un.
— Pas possible ! Je peux le voir ? Tout de suite ? Là-dedans ?
Avec une rapidité à vous laisser pantois, il avait ouvert la porte de la salle à manger et tourné le commutateur. Molly le suivit, consciente de la mine réprobatrice de Giles, resté figé comme un piquet à sa gauche.
Mr Wren promena ses longs doigts osseux sur les impressionnantes sculptures du buffet effectivement somptueux en poussant des petits cris d’extase. Puis il jeta à son hôtesse un regard de reproche.
— Pas de grande table de milieu assortie ? Rien que cet absurde éparpillement de guéridons ?
— Nous nous sommes dit que les gens préféreraient ça, répondit Molly.
— Très chère, vous avez eu cent mille fois raison ! Je me laissais emporter par ma passion pour l’authenticité. Il va sans dire que, si vous aviez gardé la traditionnelle table de milieu, il vous faudrait autour la famille adéquate : le père, beau ténébreux d’allure solennelle et doté de la barbe idoine… la mère, prolifique et fanée, leurs onze enfants, la gouvernante acariâtre, plus l’inévitable créature que tout le monde n’appelle jamais que « notre pauvre Harriet »… cousine fauchée qui met un peu partout la main à la pâte et qui se montre tellement, mais tellement reconnaissante qu’on lui accorde l’hospitalité. Regardez-moi cet âtre… représentez-vous les flammes qui devaient y lécher les parois du foyer et cramer le dos et les fesses de cette pauvre Harriet !
— Je monte votre valise, intervint Giles. La chambre Est ?
— Oui, dit Molly.
Giles n’eut pas plus tôt le dos tourné que Mr Wren regagna le hall d’un pas léger :
— Jurez-moi qu’elle a un lit à colonnes ! Et des drapés de chintz parsemés de roses pompon !
— Alors, là, absolument pas, répondit Giles en disparaissant au tournant de l’escalier.
— Je n’ai pas l’impression que votre mari va m’adorer, commenta Mr Wren. Il était dans quoi ? La marine ?
— Oui.
— Je l’aurais parié. Les marins sont beaucoup moins tolérants que les fantassins et les aviateurs. Depuis combien de temps êtes-vous mariés ? Vous êtes très amoureuse de lui ?
— Sans doute aimeriez-vous monter voir votre chambre ?
— D’accord, j’admets que ma question était impertinente. Mais je souhaitais vraiment obtenir une réponse. Je veux dire : c’est intéressant – vous ne trouvez pas ? – de tout savoir des gens. Ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent, je veux dire, et pas uniquement ce qu’ils font ou qui ils sont.
— J’imagine, dit mine de rien Molly, que vous êtes Mr Wren ?
Le jeune homme parut foudroyé et s’empoigna la crinière à deux mains :
— L’abomination de la désolation ! Je ne suis jamais fichu de commencer par le commencement ! Oui, je suis Christopher Wren… non, ne riez pas ! Mes parents formaient un couple d’un romanesque pas permis. Leur vœu le plus fou, c’était que je devienne un architecte célèbre. Alors ils ont eu l’idée géniale de me baptiser Christopher… ce qui revenait à effectuer la moitié du boulot, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi.
— Et vous êtes devenu architecte ? demanda Molly, incapable de retenir un sourire.
— Hé, oui ! affirma triomphalement Mr Wren. Enfin, presque. Il ne me manque que quelques bouts de diplômes de rien du tout. Mais ça n’en demeure pas moins une preuve éclatante de ce que les vœux pieux sont parfois exaucés. Seulement n’allez pas vous figurer que ce nom-là va me faciliter l’existence. Je ne serai jamais le Christopher Wren. N’empêche que Les Clapiers Préfabriqués Chris Wren assiéront peut-être ma notoriété.
Giles dévalant l’escalier, Molly proposa :
— Maintenant, je vais vous montrer votre chambre, Mr Wren.
Quand elle redescendit à son tour, quelques minutes plus tard, Giles lui demanda :
— Alors, il s’est extasié sur « l’exquis mobilier de chêne » ?
— Il tenait tellement au lit à colonnes que je l’ai finalement mis dans la chambre rose.
Giles marmonna entre ses dents quelque chose qui finissait par « … cette espèce de pédale ».
— Écoute, Giles, le morigéna Molly, il ne s’agit pas d’intimes conviés pour le week-end. Ce sont des clients. Que Christopher Wren te plaise ou pas…
— Il ne me plaît pas, la coupa Giles.
— … n’a absolument pas à entrer en ligne de compte. Il paye sept guinées par semaine, et c’est tout ce qui nous importe.
— S’il les paye, oui !
— Il s’est engagé à les payer. Nous avons sa lettre.
— C’est toi qui as transféré sa valise dans la chambre rose ?
— Il l’a bien évidemment portée lui-même.
— Suprême galanterie de sa part. N’empêche que ça ne t’aurait pas éreintée de le faire. Le problème n’est pas en l’occurrence une histoire de pavés enveloppés dans du papier journal. Le problème, c’est qu’elle est si légère qu’il n’y a probablement rien dedans.
— Chut ! le fit taire Molly. Le voilà qui descend.
Christopher Wren fut conduit dans la bibliothèque que Molly trouvait vraiment très accueillante avec ses fauteuils profonds et sa grande flambée dans la cheminée. Le dîner, lui signala-t-elle, serait servi dans une demi-heure. En réponse à sa question, elle lui précisa qu’ils n’avaient actuellement pas d’autre pensionnaire.
En ce cas, décréta Christopher, pourquoi diable n’irait-il pas lui donner un coup de main à la cuisine ?
— Si ça vous dit, je peux vous faire une omelette, proposa-t-il gentiment.
La suite des opérations se déroula dans la cuisine, et Christopher finit par l’aider à laver la vaisselle.
Confusément, Molly sentait bien que ce n’était pas là le type même du bon départ pour une carrière hôtelière. Quant à Giles, il n’avait pas apprécié du tout. Mais, bah ! se dit-elle avant de s’endormir, demain, avec l’arrivée des autres, ce serait différent.